Cour d’appel de Paris, 07 septembre 2023, 23/00540

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 1 – Chambre 2
ARRÊT DU 07 SEPTEMBRE 2023
(n° , 7 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 23/00540 – N° Portalis 35L7-V-B7H-CG4QU

APPELANTE

S.A.S.U. A.P.E, RCS de Pontoise sous le n°830 882 700, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

5 rue Michel Carre
95100 ARGENTEUIL

Représentée et assistée par Me Anne-sophie LEROI, avocat au barreau de PARIS, toque : C0415

INTIMEE

S.A.S. HERETIC, RCS de Troyes sous le n°792 007 536, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

31 rue André Beury
10000 Troyes

Représentée et assistée par Me Ronan HARDOUIN, avocat au barreau de PARIS, toque : B0941

COMPOSITION DE LA COUR :

L’affaire a été débattue le 08 juin 2023 en audience publique, devant Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre et Michèle CHOPIN, Conseillère, conformément aux articles 804, 805 et 905 du CPC, les avocats ne s’y étant pas opposés.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

  • Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre
  • Thomas RONDEAU, Conseiller
  • Michèle CHOPIN, Conseillère

Qui en ont délibéré,

Greffier, lors des débats : Saveria MAUREL

ARRÊT :

  • CONTRADICTOIRE
  • rendu publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
  • signé par Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre et par Saveria MAUREL, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

EXPOSÉ DU LITIGE

Par acte du 4 octobre 2022, la société APE a assigné la société Heretic devant le tribunal judiciaire de Paris, au visa des articles 481-1 et 839 du code de procédure civile, 1240 du code civil et 6 de la loi du 21 juin 2004 dit LCEN, aux fins de voir :

  • ordonner à la société Heretic le retrait immédiat à compter de la signification du jugement à intervenir, des discussions accessibles à quatre adresses URL précisées au dispositif de l’assignation, et de manière générale, toute discussion publiée sur le site internet www.signal-arnaques.com relatives à la société APE, sous astreinte de 500 euros par jour de retard,
  • condamner celle-ci à lui verser la somme de 25.000 euros au titre du préjudice subi,
  • ordonner la publication du jugement à intervenir sur la page d’accueil du site internet www.signal-arnaques.com pendant un délai d’un mois suivant la signification du jugement de manière visible, en lettres de taille suffisante dans un encart prévu à cet effet, aux entiers frais de la société Heretic,
  • condamner la société Heretic à lui verser la somme de 7.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.

En réplique, la société Heretic a sollicité le rejet des demandes, outre la condamnation de la demanderesse à l’indemniser pour les frais non répétibles exposés.

Par jugement contradictoire du 02 décembre 2022, rendu selon la procédure accélérée au fond, le magistrat saisi a :

  • débouté la société APE de l’ensemble de ses demandes ;
  • condamné la société APE à payer à la société Heretic la somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
  • condamné la société APE aux dépens ;
  • rappelé que la présente décision bénéficie de l’exécution provisoire de droit.

Par déclaration du 20 décembre 2022, la société APE a interjeté appel de la décision.

Dans ses conclusions remises le 12 mai 2023, auxquelles il convient de se reporter pour plus ample exposé de ses prétentions et moyens, la société APE demande à la cour, au visa des articles 488, 700 et 835 du code de procédure civile, de :

  • infirmer le jugement rendu le 2 décembre 2022 par le président du tribunal judiciaire de Paris ;

statuant à nouveau,

à titre subsidiaire,

en tout état de cause,

  • condamner la société Heretic à lui verser la somme de 7.000 euros, en application de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.

La société APE fait en substance valoir :

  • que les propos tenus sont particulièrement dénigrants, lui faisant subir un préjudice commercial et moral ;
  • que le site en cause ne vise aucunement à permettre un débat ou à dénoncer des pratiques trompeuses.

Dans ses conclusions remises le 22 mai 2023, auxquelles il convient de se reporter pour plus ample exposé de ses prétentions et moyens, la société Heretic demande à la cour, au visa de l’article 564 du code de procédure civile, de l’article 1240 du code civil et des articles 6.I-8 et 6.I-2 de la LCEN, de :

in limine litis,

  • déclarer irrecevables les demandes nouvelles de la société APE ; au fond,
  • confirmer intégralement le jugement du président du tribunal judiciaire en ce qu’il a :
    • débouté la société APE de l’ensemble de ses demandes,
    • condamné la société APE à lui payer la somme de 2.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
    • condamné la société APE aux entiers dépens ;

et statuant à nouveau,

  • condamner la société APE à lui payer la somme de 15.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

La société Heretic fait en substance valoir :

  • que les propos visés ne sont pas dénigrants ;
  • qu’il s’agit d’un sujet d’intérêt général, avec une base factuelle suffisante et des propos mesurés ;
  • que la demande est clairement disproportionnée, privant les consommateurs intéressés de renseignements sur les pièges du quotidien à éviter.

SUR CE LA COUR

A titre liminaire, il sera observé que la société APE ne sollicite pas à hauteur d’appel l’allocation de dommages et intérêts, de sorte que la décision de première instance est définitive sur ce point.

La société Heretic fait en outre valoir que certaines demandes seraient irrecevables, comme nouvelles en cause d’appel.

Il faut rappeler qu’en application de l’article 564 du code de procédure civile, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n’est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l’intervention d’un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d’un fait.

Sur ce fondement, la société Heretic expose, à juste titre, que onze demandes de retrait sont nouvelles à hauteur d’appel, car relatives à de nouvelles adresses URL, et qu’elles ne sauraient être considérées comme nées de la survenance ou de la révélation d’un fait nouveau, dans la mesure où les propos ont été publiés antérieurement à l’assignation introductive devant le premier juge.

C’est en vain que l’appelante observe qu’elle avait demandé au premier juge le retrait de “toute discussion” relative à APE, une telle demande, indéterminée et générale, ne permettant pas de considérer que les prétentions relatives aux onze adresses en cause auraient déjà été formulées en première instance.

Aussi, onze demandes de retrait seront déclarées irrecevables à hauteur d’appel.

Sur ce, en application de l’article 6 I-8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut prescrire à toute personne susceptible d’y contribuer toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne.

Par ailleurs, l’article 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective, la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit ou un service constitue un acte de dénigrement, pouvant donner lieu réparation, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, la divulgation relevant alors du droit de libre critique sous réserve que soient respectées les limites admissibles de la liberté d’expression.

En application des règles régissant la responsabilité délictuelle de droit commun, il appartient au demandeur de prouver l’existence d’une faute commise par l’auteur des propos, un préjudice personnel et direct subi par lui et un lien de causalité entre cette faute et le préjudice.

En l’espèce, la cour demeure saisie, compte tenu de l’irrecevabilité rappelée ci-avant, d’une demande de retrait de dix adresses URL, sur le fondement de la loi pour la confiance dans l’économique numérique, la demande portant au principal sur le retrait des discussions et subsidiairement sur la suppression “des propos dénigrés identifiés”.

Il sera d’abord observé que le dispositif des écritures de la société appelante, qui seul saisit la cour de prétentions en application de l’article 954 du code de procédure civile, ne permet pas de connaître la teneur précise des demandes subsidiaires formées par l’appelante.

En toute hypothèse, les pages visées par l’appelante sont les suivantes, la mention étant celle du numéro de l’adresse URL :

  • discussion 201713 évoquant une “arnaque” faisant mention d’un “affichage obligatoire”, alors qu’il ne s’agit “pas d’un organisme officiel” mais d’une “entreprise privée”, étant précisé que “de nombreux auto-entrepreneurs ont reçu ce document, une fois de plus des sociétés arnaqueuses utilisent des moyens pour soutirer de l’argent aux entreprises” ; la discussion évoque en outre “des gangsters” ;
  • discussion 176133 reprenant les termes initiaux de la discussion 1, avec des internautes parlant de “signaler cette arnaque à la DGCCRF”, “tout est bon pour soutirer du pognon” ;
  • discussion 271119, sur le thème “arnaque suspectée”, parlant d’ “affiche soit disant obligatoire mentionnant numéro d’urgence”, l’expéditeur étant en réalité “une société de droit privé”, étant évoqués par la suite des “pratiques frauduleuses”, une “arnaque” , le fait de “profiter des gens en leur faisant peur”, une “méthode déloyale”, des “arnaqueurs”, des “imposteurs” ;
  • discussion 289026 mentionnant qu’il “s’agit d’une arnaque” ;
  • discussion 545149 précisant qu’il s’agirait “d’arnaquer les jeunes créateurs” ;
  • discussion 524168 utilisant le terme “arnaque” ;
  • discussion 554997 parlant d’une arnaque “APE affichage obligatoire” ;
  • discussion 588925 parlant d’ “arnaque” pour une “facture bidon en échange d’une affiche
    soit disant obligatoire” ;
  • discussion 561207 qui parle d’une “arnaque”, ce n’est “pas un site du gouvernement” ;
  • discussion 607528 exposant qu’il s’agit d’une “arnaque”, le témoignage en cause visant à la signaler pour éviter que “quelqu’un se fasse avoir”.

Dans ces conditions, il y a lieu de relever :

  • que toutes les publications sont relatives au fait que la société APE proposerait aux entrepreneurs de procéder à des formalités d’affichage, les internautes se plaignant d’une possible confusion avec un organisme officiel qui solliciterait les sociétés pour une démarche légale ;
  • que le sujet est sans difficulté un sujet d’intérêt général, s’agissant de l’information des entreprises quant à l’action d’une société APE venant les démarcher ;
  • que la société APE ne conteste pas non plus qu’elle s’adresse aux entrepreneurs, pour proposer ses services en matière d’affichage obligatoire, par l’envoi d’une lettre comportant la mention “Affichage obligatoire” et mentionnant des “sanctions pénales”, avec mention d’un prix et de modalités de paiement ;
  • que, dans ce document, une mention en petit format précise certes qu’il s’agit d’une offre facultative commercialisée par une société de droit privé, le caractère légal de la démarche n’étant pas en cause ;
  • que, cependant, la base factuelle des propos apparaît sérieuse, une confusion pouvant naître dans l’esprit d’entrepreneurs peu informés, ce d’autant que l’intimée rappelle que les formalités d’affichage ne sont pas nécessairement obligatoires pour les autoentrepreneurs et les indépendants sans salariés (pièce 2, article de la Fédération nationale des autoentrepreneurs et des microentrepreneurs) ;
  • que, si les propos visés sont empreints d’une certaine virulence, ils n’apparaissent pas dépasser la libre critique et les limites admissibles de la liberté d’expression, étant observé que l’emploi du terme “arnaque” ne renvoie pas, comme l’a indiqué le premier juge, à une infraction pénale d’escroquerie, mais plus à l’acception la plus large du terme, à savoir un engagement n’apportant pas le gain attendu et faisant naître une déception chez l’utilisateur
    du service ;
  • qu’il en va de même des mentions relatives aux “pratiques frauduleuses” ou “déloyales”, à des “faux”, à des “gangsters”, ou encore des propos relatifs à une société visant à soutirer de l’argent ou faisant état d’un nécessaire signalement à la DGCCRF, tous ces termes, employés par des personnes s’estimant avoir été victimes d’agissements douteux, étant à replacer dans la libre critique d’internautes, déçus par le service, évoquant leurs expériences personnelles et cherchant à aviser les autres personnes pouvant être contactées par APE ;
  • qu’APE n’a pas non plus utilisé les outils du site pour répondre aux commentaires et apporter la contradiction, de nature à relativiser les critiques ainsi émises ;
  • que, dans ces conditions, le dénigrement allégué ne dépassant pas les limites admissibles de la liberté d’expression, il n’y a donc pas lieu d’ordonner de mesures de retrait, qu’il s’agisse des discussions dans leur entièreté ou même de l’emploi de certains termes par les internautes.

La décision sera ainsi confirmée en tous ses éléments, en ce compris le sort des frais et dépens de première instance exactement réglé par le premier juge, les autres demandes étant rejetées à hauteur d’appel.

L’appelante devra indemniser l’intimée pour les frais non répétibles exposés à hauteur d’appel et sera condamnée aux dépens d’appel.

PAR CES MOTIFS

Déclare irrecevables les demandes relatives aux adresses suivantes :

https://www.signal-arnaques.com/scam/view/478030
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/509313
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/390235
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/534123
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/299611
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/373803
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/411231
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/372723
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/554176
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/518467
https://www.signal-arnaques.com/scam/view/495247 ;

Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la cour ;

Y ajoutant,

Déboute la société APE de ses autres demandes formées à hauteur d’appel ;

Condamne la société APE à payer à la société Heretic la somme de 3.000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile à hauteur d’appel ;

Condamne la société APE aux dépens d’appel.

LA GREFFIERE

LA PRESIDENTE

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